L'Archimandrite ATHANASE (Netchaev)

Je voudrais vous parler d'un homme qui fut infiniment radieux, profond et simple; ce n'est pas un saint, mais seulement un homme de notre temps. C'est la seule personne rencontrée au cours de ma vie dont je pourrais dire qu'elle était libre : de cette liberté incomparablement souveraine dont parle le Christ dans l'Evangile et dont il est question chez les apôtres pour qui l'esprit du Christ est l'esprit de liberté : Apprenez à connaître la vérité, elle vous rendra libres, disaient-ils - mais non pas d'une façon extérieure, sociale, politique; c'est une liberté différente, une liberté intérieure, que rien ne peut nous ravir, celle à laquelle songeait un détenu qui a passé près de quarante ans en prison; peu avant sa mort, il avait écrit sur un mur de sa cellule: « Avec le Christ même en prison nous sommes libres, sans Lui même libres nous sommes prisonniers... »

c'est cette liberté-là que, dès les premiers jours du christianisme, prêchèrent les apôtres enchaînés dans leurs liens ; du fond de sa prison romaine, Saint Paul proclamait que rien ne pourrait entraver la parole de Dieu; c'est de cette liberté-là que le Christ a dit qu'Il est venu apporter la délivrance aux captifs: ceux qui sont prisonniers d'eux mêmes, de la peur, des passions, des préjugés, du bien imaginaire ou du mal réel. Et c'est elle que j'ai pu voir une seule fois au cours de mon existence s'exprimer dans la vie tout entière d'une homme; non seulement durant un instant, mais à travers toute sa vie relativement brève - une soixantaine d'années.

Je l'ai rencontré pour la première fois lorsque j'avais 17 ans; je venais, à Paris, à la paroisse des Trois Saints Hiérarques; c'était une période d'extrême misère; l'église était installée dans un garage souterrain; au-dessus, dans le couloir, on avait construit quelques cellules. J'arrivai à la fin de l'office et m'apprêtais à descendre dans l'église, quand monta à ma rencontre un moine, de grande taille, large d'épaules, une coiffe de moine sur ses cheveux châtain. Il paraissait totalement absorbé en lui-même ; il montait sans faire attention à qui venait vers lui, il vivait encore des échos de la prière, des chants liturgiques, des paroles saintes et sacrées qu'il avait lui-même prononcées ou qu'il avait entendues, au rythme desquelles son âme continuait à vibrer.

Je vis alors un homme comme le décrit un vieil adage monastique: Personne ne peut se renier, renoncer au monde et suivre le Christ s'il ne voit, ne serait-ce que sur le visage d'un seul homme, l'éclat de la gloire divine, de la vie éternelle. Et voilà que sur le visage de cet homme qui montait vers moi, m'est apparu l'éclat de la vie éternelle, la gloire divine, paisible comme dans l'hymne des Vêpres: Lumière douce de la gloire sainte du Père immortel, céleste, saint, bienheureux… Cette vision fut si convaincante, si évidente que sans savoir à qui j'avais affaire, je m'approchai de lui et dis : Soyez mon père spirituel… Ainsi se noua, pour une quinzaine d'années, une rencontre dont l'éclat ne faiblit jamais, et où je découvris un homme qui ne se dévoilait pas, mais que l’on pouvait contempler ; un homme qui ne disait rien de lui-même, mais que par instants on pouvait sentir, deviner…

Il naquit environ 25 ans avant la Révolution, dans un village de Russie, dans une famille de paysans. La famille était pauvre, démunie ; on le mit au séminaire car l'enseignement y était gratuit; or, à cause de la fadeur de cet enseignement, son manque de vie, à cause de l'engourdissement qui y régnait, il perdit cette foi si réelle dont vivait sa famille. La vie était probablement telle que la décrit Pomjalovskij dans ses récits: vulgaire, obtuse; pour se rendre au séminaire, il fallait traverser le village, les gamins de la rue guettaient les séminaristes, des bagarres éclataient, il fallait se frayer un chemin jusqu'à l'école, toute la vie était brutale. Aussi quand il eut fini ses études, il renonça non seulement à la prêtrise, impensable à ses yeux, mais même à un poste d'enseignement: il trouvait que c'était malhonnête envers soi-même et les autres que d'exercer ce métier dans une école où le maître était supposé être croyant. Il se fit ouvrier, puis travailla dans les chemins de fer. Et c'est là que la Révolution le surprit. Il n'y prit point part; elle se déchaînait autour de lui ; comme tout le monde, il était ballotté de ci et de là, et il vivait alors sans Dieu, sans foi, sans but, jusqu'au jour où il rencontra un homme, un croyant, membre de l'Armée du Salut; celui-ci su lui faire comprendre qu'il était indigne de lui-même; qu'il ne pouvait pas continuer à vivre sans but, sans Dieu, l'âme vide, l'existence dépourvue de sens. Et soudain, sous l'influence de cet homme, la vie reprit en lui. Et avec la vie revint la joie …Il y a quelques années, j'ai rencontré en Russie quelqu'un qui l'avait connu à cette époque: cette femme, vieille aujourd'hui, était alors une jeune fille de 15 ans. Lorsque je lui demandai quel souvenir elle avait gardé de lui, elle répondit: La joie… Quand il entrait dans une chambre ou pénétrait dans une maison, quand il rencontrait un étranger, ce qui remplissait et inondait l'âme des gens, c'était le sentiment d'une joie sans bornes, exultante, triomphante. Il vivait dans la pauvreté et la faim, mais la joie l'emportait en lui ; il franchissait le seuil de la maison, et tout devenait lumineux, l'espérance reprenait; ce qui était obscur, se retirait à l'arrière-plan. Parfois il venait avec un morceau de pain, mais parfois c'est un mendiant qu’il amenait ; et il fallait alors partager avec ce mendiant le peu qu'il y avait dans la maison ; mais il l'amenait comme si c'était le Christ Lui-même: tout clochard, pauvre, sans-logis, déshérité était pour lui le Christ. Et il l'amenait avec la même solennité que si c'eût été le Roi de Gloire; à cette maison, à ces gens qui eux-mêmes manquait de nourriture, il était donné de recevoir le Christ, de Le nourrir, de Le désaltérer, de l’héberger, de Lui laver les pieds, de Le faire dormir fut-ce à même le sol, puis de Le laisser partir en lui offrant ce qu’ils avaient : du pain, ou tout simplement un signe d’amour. En plus de la joie, il apportait avec lui le courage ; dans ces années de persécution, il parlait inlassablement et sans crainte du Christ qu’il avait trouvé, ou plus exactement Qui l’avait trouvé, Qui avait fait renaître la vie en lui, Qui était devenu pour lui la vie même.

Il vécut ainsi quelques années. Puis, comme beaucoup, il passa la frontière et se trouva en Finlande. Là, en liberté, il se mit à prêcher, à distribuer des Nouveaux Testaments. Et soudain il découvrit que tout cela était insuffisant à son âme ; elle recherchait un recueillement plus profond, une prière plus nourrie, le miracle de la présence Divine et le renoncement à soi-même et à tout pour que reste l’unique nécessaire : le Christ et rien que Lui. Et il alla au monastère de Valaam ; et il y alla seulement pour voir : comment vivent les moines - Il s’engagea comme ouvrier et commença une nouvelle vie : il allait aux longs offices nocturnes et diurnes, travaillait dans les champs, coupait le bois, transportait les gens sur le lac de Valaam impétueux et parfois dangereux. Et il observait d’un regard attentif, désirant comprendre. A cette époque, il eut diverses rencontres ; je me souviens du récit de deux d’entres elles. Peu après s’être engagé au monastère comme ouvrier, il alla dans l’un des ermitages, situé sur une île non loin du monastère ; là vivait un moine, connu pour son austérité. Le jeune ouvrier voulut le voir, comprendre de quoi il vivait, saisir peut-être le secret de sa vie intérieure. Il partit avec un frère ; le moine, austère et émacié, les reçut avec cordialité et joie, et aussitôt s’affaira : mit le samovar, recouvrit la table d’une nappe, apporta de la confiture, du pain blanc. Le jeune ouvrier se raidit intérieurement : Qu’est-ce donc - Il cherche un ascète et trouve un ermite qui mange du pain blanc, de la confiture, prend du thé sur une nappe blanche- où est donc l’ascèse -...Il fut troublé. Le vieillard le remarqua : « Pardonne-moi, dit-il, mon frère, je t’ai troublé ; mais tu sais, maintenant je suis vieux, et tellement paresseux que je me permets ce qu’il ne faudrait pas ; mais voilà, toi tu es jeune, essaie de vivre mieux que moi… » Sur ces paroles, ils s’en allèrent : le jeune ouvrier- perplexe et réprobateur ; son compagnon- silencieux, sans essayer de lui expliquer ce qu’il avait vu. Des semaines passèrent ; le jeûne et les privations monastiques firent rêver le novice de pain blanc, de confiture, d’une tasse de thé bien chaud, servis sur une nappe blanche ; il se souvint du vieux moine et décida de lui rendre visite dans l’espoir d’une collation savoureuse et copieuse. A peine était-il arrivé voici que de nouveau l’ermite se dépense, met le samovar, la nappe, et, à un bout de table il pose le pot de confiture et le pain blanc, et à l’autre- un morceau de pain noir rassis. Puis, avec un sourire affable, il s’adressa à son hôte : « Tu vois, mon frère, je n'ai pas oublié que tu es venu au monastère cherchant une vie austère; quant à moi, vieillard, pardonne-moi, je vais boire du thé comme j'en ai l'habitude, avec du pain blanc et de la confiture; mais pour toi, j'ai mis de côté du pain noir et sec... » Alors le novice comprit le sérieux de l'ascèse monacale - le jeûne, l'abstinence de toute chose - et la sagesse de ce vieux moine...

Il fit une autre rencontre, alors qu'il hésitait toujours à devenir moine; d'une part, la vie monastique austère l'attirait, la prière, les offices de Valaam, la vie retirée ; d'autre part, l'inquiétude restait vive en lui: le souci pour le monde qu'il avait quitté, pour les autres -car lui avait trouvé le Christ, le salut, tandis que le monde allait à sa perte. Et il ne pouvait se décider à choisir la voie monastique; c'eût été pour lui comme trahir le monde. Or, un jour ses pas le portèrent vers la cellule d'un vieux novice; celui-ci vivait au monastère déjà depuis 50 ans, il avait perdu un bras et une jambe en abattant les arbres; et depuis cinquante ans il ne pouvait se décider à prononcer ses voeux, et vivait ainsi, en novice ; il alléguait son manque de préparation et son indignité... « Qu'est-ce donc être moine, lui demanda le visiteur, si, vivant ici depuis cinquante ans, partageant avec les moines toute leur vie, tu ne te décides pas à prendre leur état- » Et ce vieux novice, paysan russe, lui répondit: « Le moine, c'est un homme qui pleure de compassion et prie pour le monde entier; je n'ai pas encore appris à compatir, et mon coeur est de pierre: je ne peux devenir moine... »

Ces paroles furent une révélation pour le jeune ouvrier; devenir moine ne signifiait donc pas abandonner le monde qui peut rester pour lui, comme pour Dieu Lui-même, infiniment important, infiniment cher. Même dans la solitude de sa retraite, de sa cellule, par la compassion et le mystère de la prière, on peut partager avec lui son destin tragique et introduire en lui cette prière, cette pureté de vie, cette pureté de l'esprit et du coeur, cette fidélité inconditionnelle et le dévouement total au Christ qui lui font défaut...

Cette rencontre fut donc décisive; il prit l'habit, et au bout de quelques années de vie monastique il fut envoyé en Occident et devint prêtre à la paroisse des Trois Saints Hiérarques qui était alors la seule église du Patriarcat de Moscou en Europe. La vie y était dure; cinq moines vivaient là dans des cellules vétustes, l'argent manquait même pour se procurer de la nourriture, et ils ne mangeaient que ce que les paroissiens déposaient dans des boîtes en carton devant la porte de l'une des cellules - les restes de leur propre repas ; et quand il n'y avait rien ils ne mangeaient pas. Ils arrivaient toutefois à faire l'aumône sans argent, ni nourriture; par exemple, en venant tard, le soir, on pouvait voir l'évêque Benjamin, déjà âgé à cette époque, couché sur le sol, enroulé dans sa cape de moine; dans sa cellule, sur sa couche il y avait un mendiant, sur le matelas - un autre, sur le tapis - un troisième: pour lui - il n'y avait pas de place...

Un jour, le Père Athanase allait dans les rues de Paris; sur son chemin se trouva un mendiant, et il n'avait rien à lui donner; il arrêta un passant et dans un français écorché, il lui dit: « Tu ne vois donc pas qu'il a faim- Donne-lui 5 francs! » Et celui-ci le regarda et s'exécuta. Quant à lui, il continua sa route sans avoir rien à manger... Et ainsi se déroulait la vie...

C'était un homme d'une humilité rare; je me souviens d'une réunion : quelqu'un l'invectiva, médit de lui, le traita de noms injurieux; il ne bougea pas, ne tourna même pas la tête. Et en sortant il me dit: « Quel homme merveilleux! Et quel amour authentique il doit y avoir en lui pour avoir pu me dire en pleine figure et avec une telle franchise, sans la moindre gêne, toute la vérité ! » Et il ne se troubla point, acceptant ces propos...

Parler de sa vie intérieure me paraît impossible ; lui-même n'en dévoilait jamais rien. D'une façon générale, il parlait peu ; il s'entretenait simplement, jamais de manière sentencieuse. Simplement, en regardant son visage on pouvait découvrir la joie, le rayonnement de la foi et la profondeur immense de l'amour... Il y a un récit sur la vie des pères du désert égyptien des premiers siècles ; trois moines viennent voir un ancien; deux l'interrogent sur la vie spirituelle, le troisième garde le silence. « Pourquoi ne me demandes-tu rien- » dit l'ancien. - « Pour moi, il me suffit de te regarder... » On eut pu dire la même chose du Père Athanase; ce qu'il disait était simple, mais lui-même était d'une profondeur qui parfois remplissait d'une crainte révérencielle; et d'une simplicité ineffable, de cette simplicité qui appartient à Dieu et aux choses authentiquement spirituelles, d'une simplicité limpide comme le cristal et que rien ne peut obscurcir, transparente, rayonnante.

Cette simplicité s'exprimait aussi dans son attitude envers la vie. Je me souviens de ma première confession; j'avais alors une tendance à l'ascétisme, à l'austérité, au puritanisme, et après ma confession j'attendais d'un moine, d'un ascète, une leçon sévère, d'une grande exigence... Or, il me demanda: « Tu sais toi-même ce que Dieu aurait dit à ta confession : que tu dois agir de telle et telle manière. - Oui. - Eh bien maintenant tiens-toi face à Dieu, et en toute conscience dis-Lui ce que tu es prêt et capable de faire réellement de ce qu'il aurait fallu faire... » Déception... Puis émerveillement devant une telle attitude envers Dieu, empreinte de tant de liberté et de tant de dignité...

Cette même liberté s'exprimait à d'autres occasions; il y avait une période où je m'appliquais à prier beaucoup et longuement; un jour, il m'interpella: Tu pries beaucoup- - Oui. - Et avec joie- - Oui. - Et lorsque les circonstances t'en empêchent, tu te sens mal à l'aise - -Oui. - Alors sache que tu n'as pas encore appris à mettre ton espérance en Dieu, mais que tu comptes seulement sur ta propre prière et ton propre effort. Eh bien, trêve de toutes ces prières : soir et matin fais seulement cinq prosternations, accompagnées de ces mots : Par les prières de ceux qui m'aiment, Seigneur, aie pitié de moi... N'ajoute rien de plus. Mais après avoir ainsi prié, et quand tu seras couché dans ton lit, pose-toi cette question: Sur quelles prières puis-je compter- Combien y a-t-il autour de moi de personnes qui m'aiment et qui prient pour moi- - Et abandonne-toi à leur amour; pense combien Dieu nous aime - et livre-toi à Son amour. Mais surtout ne compte pas sur toi-même... » Liberté : libération de tout ce qui nous semble être un support à notre vie intérieure et qui si souvent ne fait que rétrécir notre intériorité et la transforme en extériorité.

Puis les années passèrent, et je reçus de lui un mot : Maintenant je peux mourir, je sais maintenant ce qu'est le mystère du silence contemplatif... Et une semaine plus tard il était mort. Son agonie fut longue et lente: il semblait parvenir progressivement à maturité, et une fois prêt, il entrerait dans la vie éternelle - et c'est ce qui se passa; à un certain moment, les trois ou quatre d'entre nous qui l'assistions, eûmes la certitude qu'il avait atteint sa pleine stature, qu'il ne lui restait plus qu'à mourir - et il reposait, mort.

Telle fut la vie d'un homme de notre temps, figure presque totalement inconnue, oubliée de beaucoup, incomprise par un plus grand nombre encore. Ce fut un prêtre et un moine russe, qui a su être si totalement libre qu'il en oublia sa propre personnalité et qu'en aucune circonstance il n'a perdu la joie; il a su tellement aimer le Christ et les hommes qu'il a pu consacrer toute sa vie simultanément et sans faire de différence, sans choisir, à Dieu et aux hommes ; à travers la famine et les persécutions de la Révolution, puis à travers les difficultés et l'indigence de l'émigration, dans sa sollicitude envers les innombrables gens qui remplissaient nos églises, y apportant leur douleur et leur désarroi, il a su atteindre une profondeur de silence contemplatif telle que c'est de cette profondeur qu'au moment de mourir il a passé dans la vie éternelle.

Ce qui m'a toujours frappé chez le Père Athanase, c'est son pouvoir de liberté; il était intelligent, cultivé à sa manière, mais ne se perdait pas en conjectures : comment agir, ne lui posait pas de problème, il agissait spontanément, comme les choses se présentaient. Parfois il pouvait inventer quelque chose de tout à fait inattendu ou d'irréalisable, mais lui-même s'en rendait compte. Un jour j'étais allé avec lui au cimetière, et il y avait beaucoup de tombes à l'abandon. J'étais alors déjà médecin, et il me dit soudain: Regarde, combien de tombes abandonnées ! J'ai une vieille tente, je vais te la donner, installe-toi ici et occupe-toi de ces tombes... Je lui demandais : Où puis-je donc m'installer- - Tiens, là où il y a un terrain vague... En lui-même il avait décidé qu'il me donnerait cette tente, et comment j'allais vivre dans le terrain vague, et comment il me ferait parvenir mon pain quotidien, etc... Je lui dis: Bien, il faudra voir comment cela peut s'arranger... - Oui, oui, on va voir comment on peut faire !... Et puis, au bout d'une heure, il me dit: Tu sais - c'est absolument impossible! Tu dois tout de même travailler!_ - et l'on n'en parla plus.

Parfois aussi vous lui posiez une question, il commençait à y répondre; puis soudain il s'arrêtait et disait : Non, ce n'est pas ça ! Descendons à l'église, je vais te confesser... - et il devenait un tout autre homme. Il pouvait, dans une conversation, commencer à donner une réponse absolument « impossible », et puis, après avoir prié, il se mettait à parler comme si cela venait de Dieu. Il avait cette faculté qui lui était personnelle, cette distinction qu'il y avait en lui entre, d'une part, cette fantaisie, cette impétuosité toute humaine, et, d'autre part, dans le sacrement, cette intégrité de conseiller spirituel, de prêtre, de croyant; cela m'avait frappé à plusieurs reprises.

La plupart du temps, les gens sont simplement plus prudents dans la vie courante, et ne vous laissent pas l'occasion de voir qu'ils sont capables de dire quelque chose d'incohérent, et ils ne donnent pas un tel sentiment de contraste. Et il n'avait aucun sens du ridicule qui l'aurait empêché de faire quoi que ce soit; un jour, il me montra un grand morceau de tissus, de la rayonne dont on fait des robes de femmes, et il me dit : Regarde, je l'ai acheté en solde pour m'en faire une soutane !... Je lui dis : Père Athanase, vous ne pouvez pas porter cela !... - Mais je vais l'utiliser à l'envers !...- mais même à l'envers on voit des ramages... Finalement, personne ne voulut la lui faire, et il dû y renoncer - mais il l'aurait portée: Pourquoi pas- Bon, c'est un peu bizarre, des gens auraient souri - la belle affaire !...
…Je ne le voyais pas souvent, mais j'ai toujours eu le sentiment d'être pour ainsi dire en remorque, telle une petite barque attachée à un gros bateau; et l'esquif, tiré à distance, peut-être même à une grande distance, au bout d'un long câble, avance tout de même. D'où ce sentiment que j'ai que l'essentiel dans les relations entre un père spirituel et son fils, sa fille n'est pas tant ce qu'il vous enseigne, ou qu'il vous confesse, ou essaie de vous former, mais qu'il vous ait adopté, et que tout ce qui lui arrive à lui, vous arrive aussi à vous d'une certaine manière. C'est ma conviction la plus profonde, et je remarque que dans la vie c'est réellement la relation essentielle.
Par exemple, ce qui était réel entre le fils prodigue et son père, c'était leur relation père-fils, et non pas ce qu'ils étaient l'un par rapport à l'autre; il peut y avoir des ruptures, des tempêtes, mais vous restez toujours rattaché au gros bateau: lui est emporté quelque part, vous, vous le suivez, peut-être de très loin, mais le lien est toujours là, et vous avancez...

Le Père Athanase écrivait rarement ; je me souviens d’une de ses lettres, au sujet des réunions monacales; il n'y allait jamais. Je lui demandais pourquoi, et s'il ne fallait pas y aller, et il me répondit: Il faut vivre en moine, et non pas en discuter... Et chez lui, c'était tout naturel; ce n'était pas une critique, c'était simplement un fait: il n'avait rien à faire là-bas, il n'avait rien à dire. Car en général, il ne voulait pas qu'on parle de ce qui était secret. Une fois, je me suis confessé, et après la confession j'ai voulu lui raconter ce qui se passait en moi. Il m'interrompit aussitôt: C'est ton secret entre toi et Dieu, je n'ai pas à le savoir... Et il y tenait beaucoup : ce qui se passe entre vous et Dieu, c'est un mystère qu'on n'a pas le droit de divulguer; parlez de vos péchés, de quelque chose de concret, mais ne livrez pas l'intimité des relations divines.

Sa dernière lettre où il m'écrivit: Je sais maintenant ce qu'est le mystère du silence contemplatif, maintenant je peux mourir... - est si révélatrice de sa personne. Extérieurement, il était sociable, il était ouvert, les gens faisaient peu de cas de sa simplicité apparente, et pendant ce temps il vivait de cette vie intérieure qui à ce moment-là avait atteint à l'essentiel: sa retenue dans ses paroles, dans l'expression extérieure, son silence, tout cela s'est finalement ouvert sur le silence contemplatif...

En ce qui concerne la confession, sa façon de « former » les gens, l'une des difficultés que sans doute beaucoup rencontraient avec lui, venait de ce qu'il n'exigeait rien; il vous mettait simplement en face des choses, telles qu'elles sont: à vous d'agir! Lorsque vous savez comment agir, faites tout ce qui est dans votre pouvoir, de toutes vos forces, mais pas au-delà; et beaucoup trouvaient qu'il était plus facile de s'adresser à un directeur spirituel qui leur aurait donné quelques règles précises: Voici le programme, vous faites ceci et cela... Et c'est là sans doute la plus grande difficulté et toute la différence entre la loi et la grâce: quelle que soit la difficulté de la loi, vous pouvez toujours espérer d'apprendre à s'y conformer. Dans la loi, il y a une limite, l'amour n'en a pas; ou bien l'on est porté par l'amour, ou bien c'est absolument désespérant...
S'il m'avait donné dans telle ou telle situation la règle la plus austère, étant donné mes dispositions à l'époque, je l'aurais exécutée; mais lorsqu'on vous dit: Non, il ne s'agit pas de règle, mais où est ton coeur- Qui est-tu toi même- - d' une certaine manière c'est bien pire...

En général, le Père Athanase ne voyait pas l'obéissance comme, par exemple, elle est décrite chez les Pères du désert : c e qui vous est dit, doit être exécuté... Il ne vous « brisait » pas, mais il ne vous aurait jamais laissé s'installer confortablement dans aucun système, fût-ce dans celui de l'obéissance, fût-ce dans le système liturgique. J'étais alors très enthousiasmé par la vie liturgique, la règle de prière, etc., et il me dit: Prie Dieu, réjouis-toi de tout cela, profites-en, mais n'en devient pas esclave... Dans ce sens, il était aux antipodes de ceux, comme j'ai pu observer à l'époque, qui plaçaient toute leur vie dans l'Ordo, les règles, avaient une grande peur de s'en écarter, étaient dans tous leurs états pour la moindre omission commise... Le Père Athanase n'était, certes, pas moins sévère, mais d'une façon différente; il était sévère dans le sens où l'étaient les Pères du désert, celui de « l’amour impitoyable » : on ne peut choisir moins que « tout ». Mais il ne compartimentait pas, ne partageait pas ce « tout » en une quantité illimitée - ou même limitée - de choses que l'on pouvait faire ou ne pas faire ; être libre est infiniment plus difficile que d'être esclave ; et justement, il ne voulait pas que nous soyons asservis...

L'idée de prononcer mes voeux monastiques dans le secret venait de moi, parce que je ne voyais pas comment je pourrais à la fois être moine ouvertement et exercer mon métier; mais le Père Athanase, au début, s'y opposa catégoriquement, car pour lui c'était un marchandage avec Dieu: je voulais être moine, et préserver mon confort. Et lorsque je finis par y renoncer, lorsque je finis par lui dire: Faites de moi ce que vous voulez - et m'attendais à prononcer mes voeux au su de tous, et vivre ensuite chez lui, à sa disposition -alors il me restitua ces voeux secrets. Chez lui c'était radical, absolu: on ne transige pas avec Dieu; lorsqu'il vous appelle, vous répondez: Oui! - et ce qu'Il fera par la suite, c'est Son affaire; comme avec le sacrifice d'Isaac: c'était Son affaire d'offrir un bélier en échange, et vous n'avez pas à aller au marché pour en acheter un « à tout hasard »...

Après mes voeux, certes, il continua à veiller, mais toujours à sa manière; je le rencontrai une fois dans la rue, lorsqu'il attendait un autobus; je m'approchai et lui dit: Père Athanase, vous avez reçu mes voeux, mais vous ne m'avez pas donné de règle de prière... Il me répondit : Quelle règle te faut-il - Maintenant tu es moine - prie sans cesse !... Et il ne m'en donna point: cherche, essaie de trouver par toi-même... On pouvait venir lui demander telle ou telle chose concrète, mais il fallait chercher, essayer de trouver soi-même: c'est votre vie spirituelle, vous connaissez Dieu à votre manière, alors trouvez-Le à votre manière...

ANTOINE, Métropolite de Souroge  

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