L'Archimandrite Serge (Chévitch)

Le 25 juillet 1987, âgé de 84 ans, l'Archimandrite Serge, s'est endormi dans la paix du Christ, après avoir eu à affronter, comme beaucoup des amis de Dieu, l'ultime épreuve d'une longue et pénible maladie.

Nous voudrions ici évoquer quelques traits de la personnalité et de l'activité de celui qui fut un moine, un pasteur et un guide spirituel exceptionnels, l'une des figures les plus lumineuses de la spiritualité orthodoxe en notre temps.

Fils de Georges Chévitch, général de la Garde impériale, et de Marie Struve, Cyrille Chévitch est né le 3 août 1903 à la Haye (Pays-Bas) où son -grand-père maternel exerçait alors les fonctions d'Ambassadeur de Russie. Il passa son enfance à Tsarkoïe Selo et quitta la Russie après la révolution. Après un bref séjour en Suisse, il habita deux ans à Berlin, puis, en 1923, vint avec sa famille s'installer à Paris, où il occupa un poste à la banque Morgan.

Agé de 41 ans, Cyrille Chévitch prononça ses voeux monastiques sous le patronage de saint Serge de Valaam. Il s'était préparé depuis longtemps déjà à ce mode de vie entièrement consacré à Dieu, par une pratique intense de la prière, par une assistance assidue aux services liturgiques, et par la lecture des Pères, particulièrement des Pères du désert et de Saint Jean Climaque (il aimait à rappeler que pendant ses heures de travail il utilisait les moments libres dont il disposait parfois, à recopier, puis à lire et à relire l'Echelle, qui devait rester toute sa vie l'un de ses ouvrages préférés). L'épreuve d'un internement, imposé par le régime de Vichy aux membres du mouvement des "Jeunes russes" dont il avait été l'un des dirigeants, au camp de Compiègne puis de Vernet dans les Pyrénées, contribua sans doute à hâter sa décision; outre qu'elle lui fit ressentir de nouveau en profondeur les limites et le tragique de l'existence terrestre et développa son sens de l'eschatologie, cette expérience fut pour lui l'occasion de lire et de méditer la Bible dans sa totalité, et surtout d'approfondir la pratique de la prière de Jésus selon l'exemple et les conseils que lui avait donnés le Père Seraphim dont le coeur était animé d'une oraison incessante.

Ayant confié peu de temps auparavant son projet de vie monastique au Staretz Silouane, celui-ci, dans la dernière lettre qu'il ait écrite (cette lettre a été trouvée après la mort du staretz sur sa table de travail prête à être expédiée), lui avait donné sa bénédiction, lui disant notamment: "Va, et dis au monde de faire pénitence!"

Devenu moine, il vécut quelque temps auprès du Père Stéphane, qui l'initia à la vie monastique selon les traditions spirituelles du monastère de Valaam où il avait vécu.

Ordonné prêtre en 1945, le Père Serge fut désigné pour succéder au Père Stéphane comme recteur de l'église de la Sainte Trinité à Vanves alors située impasse Alexandre, charge à laquelle vint bientôt s'ajouter celle d'higoumène du skit du Saint Esprit au Mesnil-Saint-Denis près de Trappes (Yvelines).

Il déploya depuis lors une activité inlassable tant sur le plan liturgique que pastoral.

Une grande partie de son temps fut occupée par les services liturgiques qu'il avait à coeur de célébrer avec toute l'ampleur et la précision requises par le typikon, sans jamais compter ses forces et souvent jusqu'à un complet épuisement. Outre l'ensemble des fêtes du Seigneur et de la Mère de Dieu, il aimait célébrer les fêtes de nombreux saints. Durant le grand carême les services occupaient huit heures de chaque journée.

Le Père Serge célébrait ces services sans aucun artifice et sans aucun faste, avec un naturel, une simplicité, une humilité, un esprit de componction, une paix et une douceur qui leur donnaient une très grande profondeur, favorisaient le recueillement de tous les participants et contribuaient à créer, tant au skit du Saint-Esprit qu'à Vanves, une atmosphère spirituelle peu commune. Le Père Serge déploya en outre, toute sa vie, une intense activité pour s'occuper de tous ceux dont Dieu l'avait chargé d'être le pasteur. Sillonnant sans cesse Paris et sa banlieue pour aller visiter les malades et les personnes âgées, secourir les déshérités, consoler les affligés, accompagner les mourants, répondant toujours favorablement à ceux qui, dans quelque circonstance que ce soit, réclamaient sa présence, ses conseils, sa prière, se faisant tout à tous, se montrant toujours entièrement disponible, et leur donnant son temps sans jamais compter. Quand il ne quittait pas sa demeure, c'était pour écouter au téléphone, pendant de longues heures, tous ceux qui, de Paris et de toutes les régions de France, requéraient son aide.

Cet amour du prochain, le Père Serge le manifestait aussi à l'égard de ceux qui avaient quitté ce monde: la prière pour les morts occupait dans sa vie de moine et dans son activité de prêtre une place tout à fait exceptionnelle. Le grand nombre de défunts dont il voulait faire mémoire à l'occasion de la liturgie du dimanche lui faisait commencer la prothèse vers huit heures trente alors que la liturgie ne commençait qu'au-delà de onze heures, et les fêtes où l'Eglise prie pour les morts duraient toujours fort longtemps à l'église de Vanves, le Père Serge ayant l’habitude d'y lire, sur des feuilles de formats divers, dont beaucoup étaient jaunies par le temps et certaines en lambeaux d'être tant de fois passées entre ses mains, de longues listes où figuraient non seulement les noms de ses proches et de tous les défunts récents, mais encore de tous les paroissiens décédés depuis la fondation de la paroisse et de tous les défunts qu'il avait connus par ailleurs. C'est ainsi des milliers de noms qui étaient commémorés, et pour lesquels était invoquée la grâce salvatrice du Dieu de miséricorde.

On sentait que pour le Père Serge, vraiment, les morts étaient toujours présents, qu'il n'y avait pas de discontinuité entre leur monde et celui des vivants tous étaient des contemporains dans l'Eglise qui transcende le temps, étant les membres vivants du corps de Celui qui est la Vie éternelle; tous méritaient constamment la même attention et le même amour.

Le Père Serge fut aussi un confesseur d'une dimension spirituelle exceptionnelle, dont la réputation était grande. Il fut choisi comme confesseur non seulement par Nicolas Berdiaev et Vladimir Lossky, mais encore par beaucoup de théologiens et spirituels illustres de diverses juridictions et de nombreux pays, qui, lors de séjours longs où brefs à Paris, ne manquaient pas de venir se confesser auprès de lui. Jusqu'à sa dernière maladie, de nombreux et souvent célèbres représentants de l'intelligentsia soviétique, croyants parfois sans que cela soit connu: romanciers, poètes, peintres, philosophes, historiens, cinéastes, metteurs en scène, en exil en Europe ou y passant pour des raisons professionnelles, vinrent s'entretenir avec lui et lui demander d'entendre leur confession. Comme beaucoup d'autres, moins connus ou inconnus du monde, mais aux yeux de Dieu et à ses yeux égaux à eux par leur foi et leur repentir, ils trouvaient auprès de lui une qualité d'écoute, une compréhension et une compassion extra-ordinaires.

Lorsqu'on se confessait auprès du Père Serge, on ressentait immédiatement sa très forte présence spirituelle allant de pair avec l'effacement total de son individualité, on éprouvait l'effet de sa complète transparence à Dieu. Ecoutant avec la plus grande attention celui qui se tenait auprès de lui, compatissant très profondément à ses maux jusqu'à en assumer lui-même le poids, et priant pour lui avec intensité avant, pendant et après sa confession, le Père Serge lui permettait de sentir immédiatement, à la mesure de son repentir, la miséricorde et la grâce consolatrice de Dieu. A ces effets de sa présence s'ajoutaient ceux de sa parole.

Le père Serge avait le don de cardiognosie, le pouvoir de lire dans les coeurs, charisme rare que l'Esprit accorde à ceux qui possèdent à un haut niveau les vertus d'humilité et de charité. Pour cela il savait dire au pénitent les paroles qui pouvaient le consoler et le guérir, et leur efficacité, par la grâce de Dieu qu'elles véhiculaient, était souvent immédiate: chacun, après s'être confessé sentait son âme allégée, purifiée, assainie, libérée, apaisée. Il savait aussi donner à chacun les conseils qui convenaient parfaitement à sa personnalité, à son état, à sa condition.

Le Père Serge connaissant le coeur de chacun bien au-delà de ce que les paroles de la confession en manifestaient, ces conseils étaient parfois surprenants pour celui qui les recevait: ils se référaient à des pensées ou à des comportements dont il n'avait pas fait part, ou à des états ou des tendances inconnus à lui-même. Mais ils se révélaient toujours tôt ou tard pertinents et indiquaient clairement à chacun la volonté de Dieu à son égard. Lorsqu'il donnait ces conseils, le Père Serge ne se payait pas de mots. Son langage était toujours sobre. Il ne comportait pas de paroles gratuites, de mots inutiles. Tout ce qu'il disait était nécessaire, essentiel. Chacun des mots qu'il prononçait était plein de chaleur et de force. C'est que sa parole "ne reposait pas sur les discours persuasifs de la sagesse, mais sur une démonstration d'Esprit et de puissance" (1 Co. 2,3). C'est pourquoi celui qui l'avait entendu se trouvait transformé et en possession d'une force qui lui permettait de parachever cette transformation.

Ces qualités étaient celles d'un authentique staretz, et lui valurent d'être reconnu comme tel, bien au-delà de nos frontières, par les plus grands spirituels de notre époque. Pourtant il n'eut que fort peu de disciples. Cela s'explique avant tout par sa très grande humilité qui lui faisait rejeter par avance toute fonction non seulement de "directeur" ou de guide, mais encore de Père spirituel, obéissant en cela aussi au commandement du Christ: "Ne vous faites pas appeler "Maître" car vous n'avez qu'un Maître. N'appelez personne votre "Père" sur la terre, car vous n'en avez qu'un, le Père céleste. Ne vous faites pas appeler directeurs, car un seul est votre Directeur, le Christ"(Mt.23.8-l0).

Cette même humilité jointe à une immense pudeur à l'égard des réalités spirituelles et à un sens très prononcé du mystère, faisait qu'il évitait les discussions et les enseignements spirituels et se réfugiait volontairement dans la conversation courante, dans des discours souvent anodins. Il répétait volontiers que la vie spirituelle consiste essentiellement dans ce que l'on est, non dans ce que l'on dit, soulignait le risque qu'il avait à dire sans être, et de ramener, par les paroles, la vie intérieure à la surface. Pour toutes ces raisons, le Père Serge ne prêchait jamais. Parfois seulement, il se contentait de lire selon une tradition monastique établie, un texte patristique.

Pour qu'il vous accepte comme fils spirituel, il fallait lui demander, avec insistance et à maintes reprises, il fallait littéralement le harceler, car il fuyait sans cesse tant il se sentait indigne d'être père. Mais lorsqu'il avait accepté, il vous prenait en charge totalement, assumant et supportant personnellement vos déficiences et vos difficultés, souffrant lui-même à cause d'elles, priant pour vous jour et nuit, se rendant à chaque instant invisiblement présent à vos côtés, vous soutenant dans chacune de vos épreuves et dans chacun de vos efforts. Vous deveniez l'un de ses membres, la chair de sa chair.

Plusieurs fils spirituels du Père Serge souffrants de maux spirituels ou psychiques très graves ont pu en être libérés totalement après qu'il les eut ainsi accompagnés dans la traversée de leur enfer intérieur. On sait en particulier le rôle déterminant qu'il a joué dans l'évolution du Père Grégoire Krug, qui vécut à ses côtés pendant plus de vingt ans, et quelles hauteurs spirituelles celui-ci a atteint après qu'il eut surmonté victorieusement, avec l'aide constante du Père Serge, des épreuves particulièrement difficiles.

La présence totale du Père Serge à ses enfants spirituels n'avait pourtant tien d'envahissant. Tout entier à chacun, il restait cependant d'une très grande discrétion, n'oubliant jamais qu'il n'était père qu'à l'image du Père céleste de qui procède toute paternité, s'effaçant continuellement comme le serviteur devant son Maître, appliquant à la lettre cette parole de Jean le Baptiste: "Il faut qu'Il croisse et que je diminue". A la ressemblance de Dieu souverainement respectueux de la liberté humaine, jamais le Père Serge ne s'imposait ni n'imposait quoi que ce soit. Celui qui était son enfant spirituel faisait l'apprentissage de la liberté des enfants de Dieu. Apprentissage difficile entre tous qui explique que beaucoup préféraient à sa direction si discrète, si confiante dans la volonté libre de chacun et dans l'action de la grâce, la paternité plus directive que d'autres leur offraient.

La "direction" spirituelle du Père Serge était tout entière opérative; les considérations théoriques n'y tenaient aucune place. Il invitait tous les intellectuels qui s'adressaient à lui à l'ascèse la plus difficile pour eux: la crucifixion de l'intelligence, le renoncement à la sagesse de ce monde. Il considérait, tout comme son ami le Père Sophrony, que les intellectuels partent dans la vie spirituelle avec un grave handicap. Il partageait avec Dostoïevski, pour lequel il avait une grande admiration, la haine de "l'esprit euclidien", de la rationalité close. Il rejetait même la spéculation théologique qui aujourd'hui tient lieu de spiritualité à beaucoup.

Cette position était jugée obscurantiste par certains, et les éloignait sans doute du Père Serge en qui ils voyaient un homme "simple" au sens péjoratif que donnent à ce qualificatif les admirateurs de la sagesse de ce siècle. Mais elle correspondait chez lui au terme d'une évolution spirituelle, elle était l'aboutissement du processus ascétique que les Pères grecs appelaient aplôsis: simplification. Avant de devenir moine, il avait participé activement aux rencontres que Berdiaev organisait à Clamart, et plus régulièrement aux réunions que Jacques Maritain (auquel le lia toujours une amitié profonde) tenait à son domicile et qui comptaient la présence d'intellectuels en vue comme Emmanuel Mounier, Maurice de Gandillac, Louis Massignon, Olivier Lacombe, Stanislas Fumet, Gabriel Marcel...

Mais il comprit que la vraie connaissance n'est pas celle qui résulte d'un effort de la raison, ni même d'une opération de l'intelligence, mais celle que l'Esprit accorde, au-delà de l'intelligence et de toute connaissance, à celui qui, par l'ascèse, a été purifié des passions et a acquis à leur place les vertus, et particulièrement les plus grandes d'entre celles-ci: l'humilité et la charité. Il comprit aussi, à la lumière des enseignements des Pères et de sa propre expérience, qu'une telle connaissance se révèle à celui qui a acquis la prière pure et continuelle: est théologien celui prie vraiment. C'est pourquoi le Père Serge insistait avant tout, dans les conseils qu'il donnait à ses enfants spirituels, sur la pratique des commandements et sur la prière.

Il insistait sur la nécessité de prier constamment, et aidait chacun à y parvenir dans le cadre de vie qui était le sien. Dans la ligne de la spiritualité hésychaste, dont il était un grand représentant, il répétait souvent que la prière est aussi nécessaire à la vie de l'âme que l'air à celle du corps, que la prière est la respiration de l'âme, que sans elle l'âme est comme morte, et que, par conséquent, il convient de prier aussi souvent que l'on respire. Il parlait alors en pleine connaissance de cause, lui dont le souffle s'était fait depuis longtemps prière.

Il soulignait dans le même temps que la prière n'avait de valeur que si elle s'accomplissait dans un coeur pur, que si elle s'accompagnait donc de la pratique de tous les commandements. Mais cette pratique n'avait à ses yeux rien de formel. La perspective selon laquelle il l'envisageait excluait tout moralisme: tout comme Saint Isaac le Syrien, il voyait dans les commandements des moyens donnés par Dieu à l'homme pour le transformer, pour lui permettre de devenir en Christ un homme nouveau. Il aimait à rappeler cette parole de l'Ecriture: "Tout cela vous a été donné pour que vous changiez".

Le Père Serge insistait singulièrement sur la nécessité de faire constamment pénitence, de se repentir sans cesse devant Dieu dans un esprit de contrition, non seulement du mal qu'on a pu commettre, mais encore à cause de tout le bien qu'on n'a pas fait, et d'une manière générale pour l'état de déchéance, d'éloignement de Dieu dans lequel on se trouve. "Va, et dis au monde de faire pénitence!" lui avait dit le saint staretz Silouane. Mais cette recommandation de faire pénitence, avant de la donner aux autres, le Père Serge la mettait lui-même en pratique. Pour cette raison il se trouvait constamment devant Dieu dans une attitude de grande componction. La pénitence lui paraissait être non seulement l'instrument par excellence de la conversion spirituelle de l'homme au sens fort de la transformation de son être en Dieu, mais encore le remède que Dieu lui donne pour être purifié de tous ses péchés et guéri de tous les états pathologiques qui l'affectent, pour être préservé aussi de toute atteinte de ses ennemis spirituels, le diable et les démons, dont le Père Serge évoquait souvent l'action et à l'encontre desquels il possédait un étonnant discernement et un singulier pouvoir.

Les considérations eschatologiques tenaient aussi dans ses conseils une place importante. Son expérience de la révolution russe, de l'émigration, des camps, la disparition progressive de ses parents et paroissiens, mais aussi sa fréquentation spirituelle des défunts, ainsi que son détachement vis-à-vis de ce monde et l'ancrage de sa vie dans l'éternité liés à une vie monastique profondément vécue, ont contribué à lui donner un sentiment très fort de la fragilité et de la brièveté de cette vie terrestre. Ainsi, en conformité avec l'enseignement des saints ascètes, il recommandait à tous de pratiquer la "mémoire de la mort" et de vivre chaque jour comme s'il était le dernier. Il n'avait pas pour dessein en cela d'amener chacun à relativiser ce qu'il avait à vivre, mais de l'aider au contraire à le vivre avec le maximum d'intensité spirituelle. Il disait notamment: "Il faut vivre chaque jour comme s'il était le dernier. Mais il ne faut pas se dire pour autant que chaque jour est sans importance. S'il est vrai qu'aux yeux de Dieu, comme le dit l'Ecriture, " mille ans sont comme un jour", il est tout aussi vrai qu'un seul jour a autant d'importance que mille ans". La mémoire de la mort était à ses yeux un bon moyen, en relation avec la prière, de distinguer ce qui est essentiel et de ce qui ne l'est pas, et de se concentrer sur "l'unique nécessaire", chaque détail de l'existence terrestre ayant cependant une importance capitale dans la mesure où il était vécu en Dieu.

Profondément détaché de ce monde, le Père Serge était en même temps intéressé et affecté par tout ce qui affectait les hommes, proches ou lointains, connus ou inconnus, qui y vivaient. Abonné à de multiples quotidiens et hebdomadaires, il ne les lisait pas pour se distraire, mais pour prendre connaissance de tous les évènements heureux ou malheureux qui survenaient dans le monde et partager ce qu'il appelait "le calvaire de l'humanité souffrante". C'est ainsi que chaque jour, très concrètement, il compatissait aux misères de tous les hommes et priait pour le monde entier. Il suivait avec une attention particulière tout ce qui se passait en Russie, compatissant profondément et sans relâche aux difficultés et aux souffrances de ses compatriotes témoignant depuis toujours de sa solidarité et de son union à eux par un attachement indéfectible à l'Eglise Patriarcale.

La charité du Père Serge à l'égard du prochain était immense. Il considérait et traitait de la même façon tous les hommes quelle que soit leur condition sociale, qu'il soient justes ou pécheurs. Il accueillait tous ceux qui s'approchaient de lui avec le même sourire plein de joie et de bonté. Il faisait preuve à l'égard de tous de la même bienveillance, de la même patience sans borne, de la même douceur. Cette dernière qualité était caractéristique de sa personnalité et frappait immédiatement tous ses interlocuteurs; loin d'être une qualité naturelle, elle était chez lui une vertu dont Dieu lui avait fait don à la suite de nombreux efforts ascétiques pour maîtriser un caractère passionné et prompt à s'enflammer.

Très rigoureux à l'égard de lui-même, le Père Serge manifestait une grande indulgence à l'égard des autres. Il ne blâmait ni même ne jugeait personne, voyant dans le jugement du prochain l'une des principales manifestations de la plus grave des passions: l'orgueil, source de la chute des anges et de la chute des hommes. Très strict en ce qui concerne la foi orthodoxe et la pratique des commandements, il prenait bien soin de distinguer celui qui se trompe de son erreur et le pécheur de sa faute, condamnant celles-ci mais compatissant à ceux-là.

Tous ceux qui l'ont connu savent quels étaient son tact et sa délicatesse de sentiments, quelle attention il portait à chacun en toutes circonstances. Tous savent aussi quelle était son abnégation. Il ne pensait jamais à lui-même, ne parlait jamais de lui-même, tout entier occupé par le souci de ceux dont il avait la charge et se sentant responsable de tous les autres. Lorsqu'on lui demandait comment il allait, il répondait immanquablement: "N...est malade, N... vient d'être hospitalisé, N... est en difficulté...".

Il considérait que la prière est le moyen privilégié pour être sensible en permanence à la présence de l'autre, proche ou lointain, pour connaître en profondeur ses besoins et pour y répondre.

Nous avons déjà évoqué l'humilité du Père Serge; elle fut grande devant Dieu et devant les hommes. Maintes fois pressenti pour être évêque, il a chaque fois refusé, rappelant en souriant l'adage monastique qu’"un évêque est un moine déchu". S'absentant de toute apparition publique que sa fonction de prêtre ne rendait pas indispensable, refusant de participer aux émissions télévisées pour lesquelles il avait un temps été sollicité, indifférent aux honneurs, aux distinctions et à la gloire qui vient des hommes, le Père Serge a appliqué avec rigueur le conseil que donnent les saints ascètes de s'efforcer de vivre en ce monde inconnu de tous. Cela lui a valu d'être bien connu de Dieu et de répandre en Son nom, sur tous ceux qui ont eu le bonheur de l'approcher et de le côtoyer, grâce sur grâce.

Puissent ses paroles et son exemple rester toujours gravés en notre mémoire et nous aider à acquérir cette ressemblance à Dieu qu'il nous a grandement manifestée en sa personne par ses vertus. Puisse le souvenir de son visage si lumineux, nous inciter constamment à devenir, par une vie en tout point conforme à la volonté de Dieu, dignes de voir un jour à ses côtés, la lumière déifiante de la Sainte Trinité.

Jean LARCHET

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